La chronique du 12 novembre 2021
Pourquoi l'Europe semble pour le moment à l'abri de la spirale inflationniste
Par Denis FERRAND
L'inflation redevient un sujet de préoccupation partout sur la planète, en particulier aux Etats-Unis où l'indice des prix à la consommation a grimpé de 6,2% sur un an. Un phénomène qui ne touche pas l'Europe. Explications.
Portée disparue depuis près de trente ans dans les économies occidentales, l’inflation est redevenue à la faveur d’une accélération soudaine des prix à la consommation « une priorité absolue ». Elle a été en tout cas qualifiée comme tel par le Président Joe Biden deux heures à peine après l’annonce d’une progression spectaculaire de 6,2 % sur un an de l’indice d’ensemble des prix à la consommation (+4,7 % pour l’inflation de base). Sans revenir sur ses déterminants spécifiques et pour certains temporaires (hausse des prix de l’énergie, coûts de transport, crise des approvisionnements…), c’est l’association de cette hausse avec une progression de l’indice des coûts salariaux d’une ampleur là aussi inédite depuis plus de vingt ans (+4,6 % sur un an pour l’Employment Cost Index) qui donne du corps à l’hypothèse de la formation d’une boucle prix-salaires-prix qui est le véritable marqueur d’une mécanique inflationniste.
Peut-être amorcée aux Etats-Unis, la formation d’une telle boucle est-elle également au tournant en Europe et plus particulièrement en France ? Deux raisons permettent d’en douter. Pour forte qu’elle apparaisse en comparaison des dernières années, la hausse des prix à la consommation en France reste encore contenue (2,6 % sur un an en octobre en France). Surtout, il faudrait pour ce faire qu’une condition nécessaire (mais non nécessairement suffisante) soit vérifiée, celle d’une accélération des transitions des salariés d’un emploi vers un autre.
Or, les choix politiques faits lors des confinements entre les économies européennes et les Etats-Unis ont été radicalement différents. Les premières ont fait le choix de la rétention de main d’œuvre et de préservation de la relation contractuelle de travail. La structure des emplois a été gelée en somme au moyen du large déploiement de dispositifs de chômage partiels généreux. Aux Etats-Unis, le choix était autre. La relation contractuelle entre un employeur et un salarié a été bien plus souvent rompue, au point que 25 millions de postes (soit un sixième de l’emploi marchand !) ont transitoirement disparu au printemps 2020, charge à l’Etat fédéral de compenser les pertes de revenus associées au moyen de chèques directement distribués aux ménages.
Le choix spécifique effectué aux Etats-Unis a eu pour conséquence une accélération spectaculaire de la mobilité dans l’emploi. Les taux d’entrée et de sortie de l’emploi ont bondi non pas uniquement en raison des mouvements des personnes dont les postes avaient temporairement disparu pendant le Covid mais également, et plus récemment, en raison d’une forte montée des démissions. Le taux de démission aux Etats-Unis est de 3,4 % de l’emploi privé quand il dépassait à peine 2,5 % lors des années précédant la pandémie. La mobilité appelle la mobilité sur fond de concurrence renforcée entre employeurs pour des recrutements qu’ils n’ont jamais perçus comme étant aussi difficiles.
En conséquence, cette mobilité est vecteur d’accélération des salaires ! Plusieurs travaux de recherche économique parus avant la pandémie montraient déjà combien les autorités monétaires préoccupées par l’inflation salariale devraient porter une attention accrue aux phénomènes de réallocation de la main d’œuvre d’un emploi à l’autre et peut-être moins au taux de chômage (voir Moscarini et F. Postel-Vinay, 2016). Ce trait préalable à la pandémie semble encore plus accusé désormais. Ainsi, la progression des salaires des personnes ayant changé d’emploi aux Etats-Unis est de 5,4 % l’an sur trois mois en septembre, du jamais vu depuis 2002 alors que celle des salaires des personnes n’ayant pas changé d’emploi plafonne à 3,5 % l’an.
Détecte-t-on d’ores et déjà une accélération de la mobilité dans l’emploi en Europe et notamment en France ? Non. Après avoir chuté pendant les périodes de confinement, les mouvements de main d’œuvre pour les salariés en CDI rebondissent quelque peu désormais mais ils sont encore moins fréquents au deuxième trimestre qu’ils ne l’étaient avant la pandémie. Le taux de démissions (+ ruptures conventionnelles) à cette date a en revanche retrouvé le niveau qui était le sien avant la pandémie, à savoir un taux trimestriel de 2,9 % de salariés démissionnaires rapportés à l’emploi salarié marchand. Mais cette remontée procède peut-être plus d’un mouvement de correction de sa précédente chute que d’une véritable accélération de la mobilité.
Encore peu spectaculaires jusqu’à présent, les mouvements de main d’œuvre seront une variable clé à scruter, dans un contexte de difficultés de recrutement redevenues ici aussi particulièrement aigue, afin d’apprécier dans quelle mesure les salaires pourraient embrayer sur un choc de prix, quand bien même celui-ci est jusqu’à présent d’une ampleur bien plus faible qu’outre-Atlantique.
Au total, ce sont bien nos choix respectifs de gestion de la main d’œuvre durant la période de la pandémie qui créent ou non une circonstance favorable à l’accélération des salaires. Le choix américain de compensation des pertes d’emploi par la distribution d’aides publiques semble en tout cas à court terme plus propice à cette accélération salariale via la mobilité que cela n’est le cas pour l’Europe et la France, promoteur d’une politique de préservation de la relation d’emploi. Deux arbitrages différents d’une forme renouvelée de trade-off entre emploi et salaire en somme.
Denis Ferrand est économiste, Directeur général de Rexecode et Vice-Président de la Société d’économie Politique